J'ai réussi à rester en vie
ISBN : 2848761946
Éditeur : Philippe Rey (2011)
Joyce Carol Oates
4ème de couverture :
L’appel a résonné au creux de la nuit : “votre mari, Raymond Smith, est dans un état critique…” Titubante d’appréhension mais espérant contre tout espoir, Joyce se précipite à l’hôpital dont, guéri d’une banale pneumonie, Ray devait sortir le matin même. A l’arrivée, son compagnon de près d’un demi siècle est déjà mort d’une violente et soudaine infection nosocomiale. Sans avertissement ni préparation d’aucune sorte, Joyce est soudain confrontée à la terrible réalité du veuvage. Au vide. A l’absence sans merci.
Extraits :
“Écrire est une occupation solitaire et la solitude est l’un de ses risques. Mais un avantage de la solitude est l’autonomie, la liberté.”
“Il y a une heure, une minute - vous vous en souviendrez toujours - où vous savez d’instinct, à des détails on ne peut plus anodins, que quelque chose cloche. Vous ne savez pas - ne pouvez savoir - que c’est le premier d’une série d’évènements, de “clochements” qui aboutiront à la destruction de la vie que vous avez connue. Car, après tout, il pourrait très bien ne pas être le premier d’une série, mais juste un évènement isolé qui n’entraînera pas la destruction de votre vie, mais seulement des changements, une reconstruction.”
“Nous sommes résolus à garder en vie ceux que nous aimons, nous désirons ardemment les protéger, leur épargner toute souffrance. Être mortel, c’est savoir que c’est impossible ; il nous faut pourtant essayer.”
“Il y a quelque chose de terrifiant à être seul, plus même qu'à se sentir seul. Et à présent c'est ma vie. Cette solitude, cette angoisse, cette peur de l'heure suivante, de la nuit qui vient et du matin qui suivra.”
“Nous n'avons de personnalité que dans la mesure où il existe des gens qui nous connaissent, des gens que nous espérons convaincre que nous méritons d'exister.”
“Il y a ceux bienheureux - qui peuvent vivre leur vie sans éprouver le moindre besoin d’y ajouter quoique que ce soit - un effort créatif quelconque ; et il y a ceux - maudits ? - pour qui l’activité de leur cerveau et de leur imagination est primordiale. Pour ceux-là, le monde peut-être infiniment riche, gratifiant et séduisant - mais il n’est pas primordial. Le monde peut-être interprété comme un présent, que l’on ne mérite qu’à condition d’avoir créé quelque chose qui le dépasse.”
“La vie ne peut être vécue dans une fièvre permanente. Même l’angoisse retombe.”
“La peur angoissante de perdre le contrôle, perdre sa place, perdre sa vie.”
“Comment je vais ? Bien ! et vous ? De temps à autre, une personne admettra que tout n’est pas si parfait, qu’elle ne va peut être pas si bien que cela, ce qui fera bifurquer la conversation sur une voie plus personnelle, plus précise. Mais c’est rare et à manier avec une extrême délicatesse. Car c’est une infraction au code de la bienséance, et les gens vous témoignent de la compassion dans un premier temps… Mais peut être pas dans un second.”
“Pourquoi tant de choses se perdent-elles ? Tant de nos paroles ? On dit que les souvenirs lointains sont stockés dans le cerveau - bien plus solidement que les souvenirs récents - mais si peu sont accessibles à la conscience, à quoi bon ce stockage ? Notre mémoire auditive est faible, peu fiable. Nous avons tous entendu des amis répéter des fragments de conversation - avec inexactitude, mais conviction : ce ne sont pas seulement les paroles qui se perdent, mais aussi le ton, l'insistance, le sens.”
“Quand on vit seul, prendre un repas a quelque chose de méprisable, de dérisoire - car un repas est un rituel social ; sans quoi ce ‘est pas un repas, mais juste une assiette remplie de nourriture.”
“L’indignation est la face civilisée de la colère. La fureur, sa face sauvage.”
“J’ai presque oubliée pourquoi je me sens aussi… dépossédée.”
“Voyager a été la face extérieure de ma folie, comme ma folie a été la face intérieure de mon chagrin.”
“Si nous pouvons maîtriser nos pensées, nous pouvons maîtriser… quoi ? Seulement nos sentiments, nos émotions. Seulement nos pensées. Du vaste monde impénétrable qui nous entoure, nous n’avons pas la moindre maîtrise.”
“Quand on a nulle par où être, tous les endroits se valent.”
"Et je me dis voilà ma vie maintenant. Absurde mais imprévisible. Non pas absurde parce que imprévisible, mais imprévisible parce que absurde... "
Citations d’autres auteurs dans le livre :
“Nous n’avons autant de personnalités qu’il y a de gens qui nous connaissent.” William James
“ Dans ma quête de légèreté, je me sens parfois comme un singe araignée se balançant d’arbre en arbre dans un monde de plus en plus déboisé. Si je cherche bien, je trouve encore des moments de frivolité, de bêtise argentine, de joyeuse complicité, même de pure joie à en pleurer. J’arrive encore généralement à repérer la branche suivante, mais elle est parfois bien éloignée.” Edmund White (Mes vies)
“Il me fallait une stratégie qui me donne les moyens de faire front et de poursuivre ma route - n’est-ce-pas ce que nous voulons tous ?” Philippe Roth (Exit le fantôme)
“Je n’ai pas su trouver l’aliment qui me plaise. Si je l’avis trouvé, je me serais gavé comme tout le monde.” Kafka (Un jeûneur)
“Si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi.” Nietzsche
Mon avis :
Lire un livre sur le deuil et la dépression et se sentir bien en lisant un tel témoignage est une expérience étrange. Se reconnaître et revivre cet état d'âme est rassurant et déstabilisant.J'ai suivi Joyce dans la perte de ses repères, dans ses combats, ses questionnements, son ressenti, son humour aussi car nous pouvons être dépressifs sans perdre notre humour. Les moments de la journée où tout va bien, ceux où tout va mal, le nid refuge-grotte que représente le lit. Les médicaments qui soulagent et font dormir comptés car il ne faut pas être en rupture de stock. Et puis il y a les autres face à notre état. Ceux qui nous évitent, ceux qui essayent de nous raisonner, ceux qui sont juste là, les amis. C'est un peu comme un film de notre vie où nous sommes juste spectateur, assis en face, un mouchoir à la main, des larmes dans les yeux et ce combat pour ne plus pleurer, pour ne plus souffrir et d'une manière ou d'une autre redevenir acteur de notre film, de notre vie. J'aime le style de l'Auteure dans ses romans, je le trouve encore plus bouleversant dans son témoignage. Joyce sait si bien parler des femmes et de leurs failles. Un témoignage à lire !